par Marjolaine Tanguay Fréchette
Chaque jour, que ce soit lors de ma pratique, de mes échanges avec des collègues ou des membres de mon entourage, les gens me demandent en quoi consiste l’art-thérapie. Je tenterai ici de décrire l’essence de ce courant d’intervention qui réunit à la fois l’expression verbale (le langage des mots) et l’expression visuelle (le langage de l’art).
Les grands courants de pensée de l'art-thérapie
Je dois d’abord préciser qu’il existe en art-thérapie plusieurs grands courants de pensée desquels découlent des principes d’intervention et des pratiques variées. Autrement dit, il y a de multiples façons de pratiquer l’art-thérapie, tout comme il y a différents courants de pensée qui s’appliquent dans les autres domaines thérapeutiques. Ces grands courants s’inscrivent dans: l’art comme thérapie, la thérapie par l’art et l’approche par le processus. Ils seront expliqués plus loin.
Définition générale de l’art-thérapie
Mais qu’en est-il d’une définition générale de l’art-thérapie capable de mettre en lumière sa nature spécifique et les principes communs à ces différentes approches? À ce sujet, Hamel et Labrèche (2015) la décrivent comme :
Une démarche d’accompagnement d’une personne ou d’un groupe, centrée sur l’expression de soi, de ses pensées, émotions et conflits dans un processus de création artistique. La spécificité de l’art-thérapie s’exprime ainsi dans l’utilisation de médiums artistiques visant la compréhension et la résolution de problèmes, le soulagement de l’angoisse et de la souffrance psychologique et même physique, ou simplement l’évolution et le mieux-être psychologique de la personne ou du groupe. (p.16).
Ainsi, l’art-thérapeute appréhende le fonctionnement psychologique et intervient à l’aide de différentes techniques et outils adaptés pour favoriser la santé mentale et physique de son client. Malgré le développement récent de la pratique, la profession est actuellement bien encadrée et tend vers des normes rigoureuses. Quant à son champ de pratique, il s’ajuste à tous types de clientèles tout en étant particulièrement utile pour aider certaines personnes ayant, pour une raison ou une autre, un usage restreint de la parole, des difficultés à mentaliser leurs émotions ou au contraire une tendance à intellectualiser ou à « rationnaliser » leur expérience personnelle.
Courant 1: L’art comme thérapie
Cette école de pensée tire ses origines du courant artistique de l’art brut développé par Jean Dubuffet au milieu du XXe siècle. Lui et d’autres collectionneurs s’intéressaient à l’époque aux œuvres réalisées par des artistes sans formation (notamment des patients en institutions psychiatriques) en s’attardant à leur caractère naïf, spontané et dénué des normes esthétiques en vigueur. Ces derniers avaient pu remarquer l’effet thérapeutique de la création artistique sur ceux qui la pratiquaient (Hamel et Labrèche, 2015). À la fin des années 30, Édith Kramer fut celle qui développa encore davantage ce champ en détaillant comment l’esthétisme de l’œuvre finie, son symbolisme et les métaphores qui y sont rattachées entrent en résonance avec le processus psychique tout en permettant de le transformer au travers de la création sans que la parole s’avère nécessaire (Pelletier, 2013). L’art est ici thérapeutique en soi, en ce sens qu’il permet un mieux-être au travers de l’expression des émotions et des tensions à travers le langage graphique.
Applications en intervention
L’approche de l’art comme thérapie peut se pratiquer de façon individuelle ou en groupe selon différentes modalités. Toutefois, les techniques d’art-thérapie spécifiques à cette orientation impliquent souvent le travail de groupe sous forme de studio libre. Cette approche favorise principalement la consolidation de l’identité, l’estime et la socialisation des participants. Elle offre également aux clients une grande liberté à l’égard de la participation aux ateliers ainsi que dans le choix des médiums et des contenus abordés dans leurs productions. De la même façon, ces derniers ont le choix d’afficher ou non leurs œuvres et de partager verbalement ou non au sujet de leurs productions avec le groupe et l’art-thérapeute, et ainsi se dévoiler selon leur propre désir dans un cadre sécuritaire (Tanguay, 2012). La réalisation d’un produit fini menant parfois à l’exposition et à la vente des œuvres y est également encouragée. Le choix d’exposer ses créations est en lien avec un processus d’acceptation de soi et de son histoire personnelle. Ce choix symbolise du même coup une exposition identitaire. Le fait d’être vu contribuant au développement d’une existence publique.
Courant 2: La thérapie par l'art
Selon ce courant, l’œuvre et la création artistique sont des voies d’accès vers l’inconscient et un outil favorisant les prises de conscience au travers des associations et des émotions soulevées par la création. Il tire ces origines de la psychanalyse freudienne et de la psychologie analytique jungienne. Du côté de la psychanalyse, il se fonde notamment sur le concept de projection selon lequel la toile ou la production artistique est le reflet de la psyché, un support sur lequel se retrouve l’expression symbolique de son contenu. Ce principe permet l’évaluation et l’interprétation diagnostique à partir des produits de la création selon une lecture psychodynamique. Ce courant fut par ailleurs également développé par le psychiatre suisse, Carl Gustav Jung qui, tout comme Freud, utilisait l’image afin de comprendre la dynamique des processus inconscients. Jung croyait au pouvoir de l’art pour favoriser la reprise du mouvement de la psyché et le processus de guérison de l’individu, l’art favorisant la remise en action et la symbolisation de son cheminement personnel vers la réalisation de soi à son plein potentiel, ce qu’il nomme « processus d’individuation » (Hamel et Labrèche, 2015).
Applications en intervention
Un peu comme le ferait une psychothérapie verbale traditionnelle, la thérapie à médiation artistique, mise ici sur l’établissement d’un cadre sécuritaire et sur la qualité de la relation thérapeutique afin de travailler à la restauration narcissique et la réintégration sociale en atténuant progressivement les effets de la stigmatisation sociale et des traumatismes passés. La place du groupe et la verbalisation au sujet de l’expression picturale y occupent une place importante. Le travail sur soi s’effectue toutefois, à la différence d’une psychothérapie traditionnelle, de manière indirecte au travers des symboles et de l’espace transitionnel créé à la fois entre le thérapeute et le client, mais aussi entre le client et sa production artistique de même qu’entre le thérapeute et la création. Schiltz, Ciccarello, et Ricci-Boyer (2015) offrent un exemple contemporain de l’application des principes de cette école de pensée au champ de l’exclusion sociale, de la santé mentale et de l’art-thérapie. Il s’agit d’une recherche longitudinale portant sur les relations entre les évènements traumatogènes vécus dans l’enfance et le fonctionnement structurel de la personnalité à l’âge adulte. Plus spécifiquement, l’étude s’est intéressée à l’évaluation d’ateliers d’art-thérapie offerts à des personnes en situation de marginalisation. Les auteurs y rapportent des exemples de cas illustrant les processus à l’œuvre dans la reprise du processus de subjectivisation chez des sujets ayant vécu de la discrimination, de la grande précarité et des troubles de santé mentale divers. Les résultats démontrent les apports de la psychothérapie à médiation artistique dans l’amélioration des stratégies d’ajustement au stress ainsi que les apports entre créativité personnelle et capacité de résilience au travers notamment de la reprise de la capacité de symbolisation.
Courant 3: L’approche par le processus
Ce courant est issu du développement de la phénoménologie en philosophie qui met l’accent sur ce qui est « perçu » de manière « préflexive » et sans jugement. Il s’est également développé dans la foulée de la Gestalt-thérapie conçue par Fritz Perls vers 1950, laquelle s’intéresse davantage à décrire et observer les phénomènes plutôt qu’à les interpréter (Hamel et Labrèche, 2015). L’approche par le processus se retrouve à mi-chemin entre les deux écoles de pensée précédentes, valorisant autant le processus de création que le processus thérapeutique selon les besoins du client dans le moment présent. Elle fut développée par Elinor Ulman qui a mis en évidence le caractère intégrateur de l’art, sa capacité à réunir les opposés de même que l’importance de travailler sur les forces du client plutôt que sur ces « pathologies » (Pelletier, 2013).
Travailler sur les forces du client
Selon cette approche, l’œuvre finie et son esthétisme ont peu d’importance comparativement au processus qui mène à sa réalisation; ce processus étant révélateur de ce qui se passe à l’intérieur de la personne. Le processus se manifeste non pas dans l’image, mais à sa surface, dans la « préimage » au travers de ses comportements, ses attitudes, de ses dynamiques corporelles, de la façon dont la personne entre en relation avec les autres et les matériaux, de ses émotions et de ses résistances, etc. (Duchatel, 2010). Le concept de préimage, développé à la fois par Lilian Rhinehart, Paula Engelhorn et Janie Rhyne, concerne également les lignes, les formes, les couleurs et tout ce qui apparaît de manière accidentelle dans la création. Plus récemment, Johanne Hamel s’est elle aussi intéressée à cette approche qu’elle considère comme inhérente à la pratique de l’art-thérapie (Hamel et Labrèche, 2015).
Applications en intervention
Les groupes d’art-thérapie axés sur le développement du potentiel créateur de même que sur l’amélioration du sens de soi sont des exemples d’application de ce courant de pensée. Le contact avec les matériaux et l’expérience créatrice vient en quelque sorte faciliter la reprise du contact avec soi en contrant certains effets de dissociation propre à la maladie et/ou aux expériences traumatisantes vécues par la personne. Hanevik, Hestad, Lien, Teglbjaerg et Danbolt (2013) nous fournissent une illustration de ce type d’intervention.
Dans une étude qui a pour objectif d’explorer les mécanismes à l’œuvre en art-thérapie dans le traitement des psychoses, ils décrivent l’expérience d’un groupe d’art-thérapie en tant que processus d’exploration de l’expérience psychotique. L’étude s’est intéressée à la façon dont cette intervention a pu aider les participantes à mieux s’adapter face à l’expérience de la psychose. Pour deux participantes sur cinq, le travail artistique fut en effet un moyen d’augmenter leur conscience de soi de façon qu’elles puissent mieux comprendre et reprendre du contrôle sur la maladie par exemple en étant plus à l’affût des premiers signes de la psychose. La plus grande maîtrise de leurs symptômes fut rendue possible grâce notamment à une réinterprétation cognitive de leur expérience psychotique, ainsi que par la mise à distance de ce phénomène auquel elles s’identifiaient auparavant. De même, les auteurs sont d’avis que l’amélioration de leur façon de s’adapter à la psychose peut être comprise en termes d’une amélioration du « sens de soi » et de leur conscience de soi en contexte social, le tout menant ultimement à la réduction des symptômes négatifs de la maladie tels le retrait social et l’apathie.
L'art-thérapie c'est pour qui?
Enfin, sachez que, bien que les exemples présentés ici concernent principalement des clientèles avec des conditions ou des parcours de vie parfois très délétères, l’art-thérapie est également une approche utile et efficace pour toutes personnes désireuses de faire une démarche personnelle et dont la condition n’est pas nécessairement aussi sévère.
En effet, l’art-thérapie peut tout aussi bien servir de catalyseur pour l’actualisation de soi, ou encore comme outils de gestion de symptômes légers (reliés à un état de santé psychologique qui est stabilisé et qui n’empêche pas la personne de fonctionner au quotidien), que pour favoriser une transition de vie, la résolution d’un deuil ou d’une séparation par exemple. De plus, bien que ce ne soit pas toujours nécessaire, elle est souvent utilisée en complémentarité avec des traitements médicamenteux et les services d’autres professionnels de la santé.
Marjolaine Tanguay Fréchette
Art-thérapeute (M.A. ATPQ)
Intervenante psychosociale
Sources.
Duchastel, A. (2010). La voie de l'imaginaire : le processus en art-thérapie. Montréal :
Québecor.
Hamel, J. et Labrèche, J. (2015). Décourvir l'art-thérapie: Des mots sur les maux, Des couleurs
sur les douleurs. Paris: Larousse.
Hanevik, H., Hestad, K. A., Lien, L., Teglbjaerg, H. S. et Danbolt, L. J. (2013). Expressive art
therapy for psychosis: A multiple case study. The Arts in Psychotherapy, 40(3), 312-321
Pelletier, L. (2013). L’art-thérapie et l’empowerment : enjeux et perspectives. Mémoire de
maîtrise inédit, Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue, Rouyn-Noranda.
Schiltz, L., Ciccarello, A. et Ricci-Boyer, L. (2015). La honte d’être soi. De l’intérêt de la
psychothérapie à médiation artistique pour la réhabilitation des personnes en situation
d’exclusion sociale. Annales Médico-psychologiques, revue psychiatrique, 173(8), 681-
687.
Tanguay, M. (2012). Art-thérapie et schizophrénie. Travail de réflexion inédit présenté dans le
cadre du cours ATH2011, Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue, Rouyn-
Noranda.
Tanguay, M. (2008). Le rôle de l’art comme moyen de guérison et dans la réadaptation sociale.
Travail de réflexion inédit présenté dans le cadre du cours APL1801. Université du Québec
à Montréal, Montréal.
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